FEMME - Le corps féminin

FEMME - Le corps féminin
FEMME - Le corps féminin

Le corps des femmes a une histoire. Non seulement parce que, surtout depuis le milieu du XXe siècle, les modes de vie et le travail ont pu le transformer réellement dans les sociétés occidentales. Non seulement parce que la peinture et les arts plastiques montrent la diversité, à travers le temps et l’espace, des paradigmes esthétiques à son sujet (les muscles de Jane Fonda n’ont plus rien à voir avec les rondeurs paresseuses de Marilyn Monroe ou avec les statues de chair d’Aristide Maillol). Mais, davantage et plus systématiquement, le corps féminin a une histoire en tant qu’objet de savoir, au sein d’une discipline constituée, la médecine.

N’étant pas réductible à une pure fiction idéologique et normative, car, même en formulant ses erreurs les plus grossières, le discours médical recherche l’exactitude et la vérification empirique; n’étant pas autonome, néanmoins, en regard de ce que d’autres formes de représentation (le discours juridique et moral, par exemple) peuvent dire du corps, la réflexion des anatomistes aboutit à une description qui, se voulant conforme au réel, produit, à côté des acquis cumulables, les plus intéressantes des erreurs. Si les égarements d’une science sont d’autant plus significatifs qu’ils prétendent à la vérité démontrée et qu’ils relèvent de l’aveuglement le plus inconscient, alors les certitudes auxquelles aboutit la compétence gynécologique offrent la version la plus saisissante du ratage scientifique et de l’obstination imaginaire dont le corps féminin a fait l’objet. Un rapide aperçu des contenus les plus persistants dans l’anatomophysiologie européenne permettra de mesurer l’étonnante viscosité des paradigmes savants du corps féminin.

Le commencement hippocratique

Comme le reste de la médecine occidentale, la gynécologie commence, dans le Corpus hippocratique , avec un ensemble de textes traditionnellement attribués aux médecins de l’école cnidienne, active au Ve siècle avant J.-C.: Nature de la femme , Maladies des femmes , Maladies des jeunes filles . Dès le début, un objet se précise comme étant spécifique et singulier: la nature, la pathologie d’un corps qui est lui-même par sa détermination sexuelle. Dans sa variante féminine, le corps humain appelle une médecine appropriée, consciente du fait que la présence d’un utérus détermine dans un organisme un fonctionnement et des dysfonctionnements spécifiques.

La santé d’un corps de femme dépend de l’accomplissement régulier d’une fonction primordiale: la reproduction. Rapports sexuels et grossesses rendent peut-être flasques les tissus, mais assurent un bon équilibre entre le sec et l’humide, contribuent à maintenir la position correcte de la matrice dans le ventre et la juste ouverture du col. Salutaire et hygiénique, l’exercice sexuel peut se voir prescrit comme un véritable traitement. En effet, à côté de rares malformations congénitales, comme l’atrésie (rétrécissement) vulvaire, ou des inévitables traumatismes accidentels, la pathologie connaît surtout les malaises causés par l’abstinence sexuelle prolongée: il existe des «maladies de vierges» qui frappent également les veuves chastes et pour lesquelles le meilleur remède est un accouplement fructueux. Par exemple: «Si les matrices vont vers le foie, la femme perd aussitôt la voix; elle serre les dents, la couleur de sa peau devient noire. Ces accidents la saisissent soudainement en pleine santé. Ils surviennent surtout chez les vieilles filles et chez les veuves qui, étant jeunes et ayant des enfants, se ressentent de la viduité.»

On peut préconiser un traitement pharmaceutique pour la veuve, mais «le mieux est qu’elle devienne enceinte», tandis qu’on soignera la jeune fille en essayant de la persuader de prendre un mari, tout en absorbant, dans l’attente, du vin au conysa et au castoréum. Destinés surtout à empêcher les mouvements et les déplacements erratiques auxquels est sujet un utérus inactif, donc trop léger, coïts et grossesses interviennent efficacement dans d’autres cas: une patiente qui souffre d’hydropisie, «si elle accouche, elle guérit».

La conception représente donc un remède naturel décisif, mais elle se révèle parfois difficile ou même impossible: c’est la stérilité, qui peut tenir à un vice caché (une membrane qui obstrue le col de l’utérus ou bien un orifice trop béant, trop lisse) ou qui peut dépendre momentanément d’un déplacement de l’utérus. Pour y faire face, les médecins utilisent des préparations à base de simples et de substances d’origine animale ou encore des produits affinés tels que le miel ou le vin. Ils les administrent par voie orale ou sous forme de pessaires vaginaux et, très souvent, par des fumigations appliquées au sexe et au nez simultanément. Sèches ou humides, les vapeurs chaudes sont utilisées dans presque tous les cas de malaise utérin. Toute une série d’ingrédients – de la cassia au castoréum, des feuilles de myrte à la corne – sont pilés, broyés, mélangés et enfin chauffés tantôt sur des braises nues, tantôt à l’étuvée dans des récipients de bronze ou de terre cuite.

Accroupie ou assise sur le col même du récipient qui sert d’étuve, la patiente «aspire» les vapeurs à travers son sexe de manière que l’utérus déplacé ou en mauvais état retrouve sa position correcte. L’organe est, en effet, censé réagir aux exhalaisons suivant un réflexe très simple: fuir les mauvaises odeurs, s’approcher des parfums. C’est pourquoi ces fumigations par le bas vont souvent de pair avec des inhalations à travers les narines: «Quand la matrice est tirée en bas, il faut faire des fumigations fétides en bas et aromatiques sous les narines.» Réciproquement: «Si l’utérus a grimpé vers le haut et cause une suffocation, on doit brûler , sous les narines, des substances fétides, mais peu à peu (car, si l’on en brûle en masse, la matrice se déplace vers le bas et un trouble survient), et, par le bas, des substances parfumées.»

Une image du corps se laisse inférer à partir de ces pratiques médicales grecques, qui ne sont pas sans ressemblances avec celles que des ethnologues ont pu observer dans d’autres sociétés et même en Europe: celle d’un corps caractérisé par la présence et la «vitalité» pathologique d’un organe creux, doué d’une bouche (stoma ) sensible aux odeurs. Cet organe se déplace à l’intérieur d’un espace qui, tout en étant structuré et rempli d’autres organes, apparaît cependant suffisamment creux, à son tour, pour permettre les errances de la matrice. Davantage: il y a communication entre le haut et le bas, ainsi que le montre une technique de vérification de la fécondité qui consiste à rechercher dans les cheveux ou les yeux des traces des substances inhalées par le vagin. Pourvu, en outre, d’un fluide supplémentaire par rapport au corps masculin – le lait –, le corps des femmes permet des transformations humorales particulières: le sang, ou, pour d’autres, la graisse, devient lait, à la fin de la grossesse. Quant à la morphologie, le corps féminin est pensé systématiquement comme étant moins accompli, défectueux, affecté d’un manque par comparaison avec son analogue masculin. Un texte attribué à Aristote l’indique en toutes lettres: la femelle est moins musclée: elle a les articulations moins prononcées; elle a aussi le poil plus fin dans les espèces qui ont des poils et, dans celles qui n’en ont pas, ce qui en tient lieu l’est aussi. Les femelles ont également la chair plus molle que les mâles, les genoux plus rapprochés et les jambes plus fines. Leurs pieds, chez les animaux qui en possèdent, sont plus menus. Quant à la voix, chez tous les animaux qui en sont doués, les femelles l’ont toujours plus faible et plus aiguë, à l’exception des bovins, les femelles de cette espèce ayant la voix plus grave que les mâles. Les parties qui servent naturellement à se défendre, les cornes, les ergots et tous les autres organes de cette sorte appartiennent dans certains genres aux mâles, mais pas aux femelles. Dans d’autres genres, ces parties existent chez les uns et les autres, mais elles sont plus fortes et plus développées chez les mâles. «Naturellement désarmé et incapable de se défendre, le corps féminin est, en outre, doué d’un cerveau réduit. Il est inaccompli comme celui d’un enfant et dépourvu de semence comme celui d’un homme stérile.» Malade par nature, il parvient plus lentement à se constituer dans la matrice, à cause de sa faiblesse thermique, mais il vieillit plus rapidement parce que «tout ce qui est petit touche plus vite à sa fin, dans les ouvrages artificiels comme dans les organismes naturels». Tout cela, parce que «les femelles sont par nature plus faibles et plus froides, et il faut considérer leur nature comme une défectuosité naturelle».

Un corps phallique

Quel que soit l’aspect que la biologie antique prend en considération dans le corps humain, c’est la comparaison avec le paradigme masculin qui permet de définir et de décrire celui-ci. Cela conduit à estimer que la femelle est un mâle manqué. Ainsi pourrait s’énoncer la dérive du savoir positif sur le corps féminin à l’origine de la science occidentale. De cette certitude, on observe deux variantes: ce que l’on pourrait appeler une quasi-symétrie et ce qu’il faut définir comme une complémentarité radicale. Pour les médecins du Corpus hippocratique , l’appareil génital féminin présente une analogie parfaite avec celui qui caractérise les mâles. Les femmes sécrètent et éjaculent une semence destinée à se mélanger avec la semence paternelle pour former l’embryon. «Elles ont un canal, comme les hommes ont le sexe, mais dans le corps.» Plus exactement, «chez les femmes, le sexe étant frotté dans le coït et la matrice en mouvement, cette dernière est saisie comme d’une démangeaison qui apporte plaisir et chaleur au reste du corps. La femme aussi éjacule à partir de tout le corps, tantôt dans la matrice – et la matrice devient humide –, tantôt en dehors, si la matrice est plus béante qu’il ne convient.» Reprenant cette théorie, Galien, au IIe siècle après J.-C., rendra encore plus précises les correspondances: le corps de l’utérus répond au scrotum; les testicules à ce qu’on appelle directement les testicules féminins, à savoir les ovaires; le col au membre viril lui-même. Quant au vagin, espace creux, Galien le réduit à l’équivalent de cette peau qui dépasse la pointe du sexe masculin en repos, le prépuce.

L’autre version du corps féminin est aristotélicienne. Pour Aristote, les femmes ne contribuent pas à la génération par un liquide séminal: elles fournissent en revanche une matière – le sang menstruel – destinée à recevoir l’impression, la forme que transmet le sperme masculin. L’utérus ne doit point, par conséquent, sécréter une semence. Toutefois, sa morphologie paraît impensable, pour Aristote lui-même, indépendamment d’une comparaison avec le paradigme constant du sexe, c’est-à-dire le phallus. Le plaisir féminin reste notamment lié à l’émission d’un liquide dans les mêmes circonstances et avec les mêmes modalités, celles d’une éjaculation.

Phallique par sa fonction maternelle, car l’utérus est d’abord un «canal cartilagineux et charnu» avant d’accueillir dans ses cavités l’embryon, le corps féminin se verra attribuer, tout au long de la tradition médicale européenne, un deuxième membre encore plus viril: le clitoris. Avec Columbus, Fallope, Paré et d’autres, les anatomistes seront unanimes sur ce point. Il n’y a de jouissance, pour les femmes, que grâce à ce pénis en miniature. Rabattu sur le modèle masculin pour que soit indéfiniment mesurée son infériorité dimensionnelle et fonctionnelle, le corps des femmes a imposé très difficilement au regard médical la spécificité de son anatomie et le privilège de sa jouissance, qui apparaissait si évident, pourtant, au devin comparatiste Tirésias.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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